Le numérique serait-il une technique comme une autre ?
Sur cette question deux discours s’affrontent. Pour les uns, le numérique s’inscrirait dans le simple prolongement naturel de l’histoire des techniques. Pour les autres, il représente quelque chose de fondamentalement nouveau, marquant, dès lors, une rupture avec les techniques du passé. C’est à cette seconde thèse que se rallie Mark Hunyadi.
Pourquoi le numérique constitue-t-il alors quelque chose d’inédit dans l’histoire des techniques et de l’humanité ? En son sens premier, la technique est instrumentale : elle fournit des outils en vue d’une finalité. Mais n’est-elle pas plus que cela ? Pour le philosophe du vingtième siècle, Jacques Ellul, elle ne saurait se réduire à un simple outil dans la mesure où elle façonne aussi le milieu même dans lequel nous habitons. Avec le numérique cependant, nous voyons se développer encore autre chose : il devient en effet, pour nous, une médiation obligée avec le monde. Les calculs d’itinéraires (via le GPS), les démarches administratives, les achats, les rencontres, s’effectuent de plus en plus, en effet, par l’intermédiaire du numérique, de sorte que ce dernier devient progressivement et de façon de plus en plus contraignante, la condition même de notre accès au monde. A quoi s’ajoute une seconde caractéristique : le but des dispositifs numériques est toujours double. D’une part ils satisfont l’utilisateur ; mais en même temps, ils collectent à son insu des informations ayant une autre finalité que celle visée par ce dernier. C’est ainsi que, tout en proposant une quantité de services utiles et agréables, l’usage du numérique permet de fournir au système numérique une somme considérable d’informations grâce auxquelles il continuera d’exploiter notre attrait libidinal pour ce que nous y cherchons.
Par-delà cette description, ce qui s’y révèle (et intéresse particulièrement dès lors la philosophie) est une certaine conception de l’être humain. Celui-ci se voit en effet traité essentiellement comme un être libidinal (c’est-à-dire un être qui recherche des satisfactions) plutôt que comme un être capable de pensée et de jugement. En nous incitant à cliquer de plus en plus vite sur nos claviers pour répondre à diverses sollicitations, le numérique vient court-circuiter notre jugement, c’est-à-dire notre faculté de délibérer en vue de faire des choix qui soient vraiment les nôtres parce que réfléchis, et non fruits de simples réactions à des stimulations. C’est au demeurant parce que ces dispositifs s’adressent à notre « libidinalité » qu’ils peuvent créer des addictions. Plus globalement, nous devenons de plus en plus de simples parties intégrantes d’un système dont nous ignorons les véritables finalités, tandis que nous nous cantonnons à satisfaire nos désirs immédiats.
Ce système auquel nous nous intégrons à notre insu est celui dont la science cybernétique nous fournit l’analyse. Pour elle, tout système existant (y compris les êtres vivants et les êtres humains) se réduit à un échange d’informations (inputs, outputs, suivis de feedbacks). Ainsi, un thermostat, par exemple, capte la température (input), et enclenche le système (output) à partir de la comparaison avec celle programmée, laquelle pourra être corrigée (feedback). De même, le sentiment d’anxiété, par exemple, s’expliquera (selon l’analyse cybernétique) comme réception d’une information menaçante (input) enclenchant une réaction de fuite (output), laquelle pourra éventuellement être corrigée grâce au feedback (retour sur la situation). Or, lorsque nous allons sur internet, c’est selon cette lecture cybernétique que le système numérique nous traite. Le système reçoit, en effet, les données que nous lui fournissons par tout ce que nous y effectuons (y compris le calcul du temps passé, les sites visités, etc.) : input. Il va alors pouvoir traiter l’information et nous faire des propositions adaptées : output. Lesquelles pourront se modifier en s’adaptant à notre comportement numérique : feedback.
Ainsi, en devenant la médiation obligée de notre rapport au monde, tout en servant la double finalité indiquée ci-dessus, le numérique réduit progressivement notre vie à celle d’émetteurs-récepteurs d’informations, intégrés à un système qui nous domine à notre insu et auquel nous adhérons volontairement en vue de notre satisfaction.
Cette situation de dépendance à l’égard des machines entraîne une quantité de transformations qui constituent l’enjeu de cette réflexion. Fondamentalement, nous assistons à ce que l’on peut nommer le « devenir cybernétique de l’esprit ». L’esprit peut se définir, pour Mark Hunyadi, comme la faculté d’être relié à ce qui n’est pas encore donné : interroger, créer, contester, c’est, en effet, entrer en relation avec du non encore factuel. Telle est la marque de l’esprit. En ce sens l’esprit est, par définition « puissance de contrefactualité ». Or, sous la pression du numérique, l’esprit en vient à s’embourber de plus en plus dans un monde de simples données factuelles : chaque individu s’enfermant, par une sorte de servitude volontaire, dans la seule administration de son bien-être, se laissant glisser vers un milieu étroit auquel il est sommé de s’adapter. Le piège du numérique est ainsi d’engluer dans le traitement de données ce qui fait le cœur de l’esprit, dont la caractéristique est justement de pouvoir aller au-delà du donné. Cet enchaînement progressif dans le numérique et la logique cybernétique qui l’anime, loin de favoriser notre réflexion, l’empêche au contraire.
Dès lors, un tel enjeu implique, pour Mark Hunyadi, une réponse qui soit à la hauteur. C’est pourquoi il plaide en faveur d’une « Déclaration universelle des droits de l’esprit humain » permettant de déclarer l’esprit humain, désormais menacé dans son exercice, « patrimoine commun de l’humanité ». A titre d’exemple, si Chat GPT fait désormais partie de notre paysage, avec les transformations qu’il véhicule dans notre rapport au monde, c’est en raison d’une absence de régulation en dehors de celle du marché (le recours à la protection des droits individuels n’intervenant qu’à la marge). Pourtant, est-ce au marché de décider du devenir de notre esprit ? Sur le plan sanitaire, aucune entreprise pharmaceutique ne se permettrait de lancer une nouvelle molécule sur le marché. Pourquoi n’y aurait-il pas des limites analogues lorsque l’esprit est menacé ?
Il s’agirait donc, par une telle « Déclaration », de mettre en place un nouveau cadre normatif pour toutes les technologies numériques. Ce qui aurait pour mérite d’une part de rendre à l’humanité sa fierté en cet esprit humain, et d’autre part d’agir pour sa défense, en mettant un terme à la croissance de l’emprise numérique qui l’asservit.
Merci à Mark Hunyadi de nous avoir conduits dans cette réflexion, nous donnant de reconnaître la dignité de notre humanité par la beauté de ce qui nous fait esprits.
Michel Bouton (professeur de philosophie au lycée)